December 21, 2018

Par : Dieudonné Detchou


En 2015, le législateur Centrafricain, en vue de mettre un terme au climat d’impunité qui règne dans ce pays depuis son indépendance, adopte la Loi organique no. 15-003 du 3 juin 2015 portant création, organisation et fonctionnement de la Cour pénale spéciale de Bangui dont le mandat est d’enquêter, instruire et juger les violations graves des droits humains et les violations graves du droit international humanitaire commis sur le territoire de la République Centrafricaine depuis le 1erjanvier 2003. Bien que comparativement aux juridictions nationales centrafricaines de droit commun, cette nouvelle juridiction hybride est dotée d’outils juridiques nouveaux pour accomplir sa mission, il y a lieu de signaler, qu’elle fera face à de nombreux défis.

INTRODUCTION 

Depuis son accession à l’indépendance en 1960, la République centrafricaine a été le théâtre de nombreuses crises politiques caractérisées par de violents conflits armés au cours desquels des violations graves des droits humains et du droit international humanitaire ont été commises contre les populations civiles autant par les régimes qui se sont succédés au pouvoir que par les groupes armés qui combattaient ces derniers.Ces violations graves ont malheureusement toujours eu lieu dans un climat de quasi-total d’impunité illustré notamment par l’adoption des lois d’amnistie telles que celles du 30 mai 1996, du 15 mars 1997 et du 13 octobre 2008. Cependant, en janvier 2010, lorsque le législateur centrafricain adopte un nouveau Code pénal, il intègre pour la première fois dans le droit interne centrafricain non seulement les définitions des crimes internationaux1 mais aussi, il y consacre le principe d’imprescriptibilité des crimes, celui d’inopposabilité des immunités celui d’inadmissibilité à leur égard du droit d’amnistie ou du droit de grâce.2En 2015, pour mettre un terme à ce cycle récurrent de violences, à la culture de l’impunité et suppléer aux carences du système judiciaire national, le Conseil national de transition faisant office de parlement à cette époque, sur recommandation du forum de Bangui3 et le soutien de la communauté internationale, a adopté la Loi organique no. 15-003 du 3 juin 2015 (ci-après Loi organique) portant création, organisation et fonctionnement de la cour pénale spéciale de Bangui, République Centrafricaine (ci-après CPS).En Juillet 2018, la Loi No 18-010 portant Règlement de Procédure et de Preuves devant la CPS et la Loi No 18-009 modifiant certaines dispositions de la Loi organique sont promulguées levant ainsi les derniers obstacles juridiques au début des activités de la CPS. Le 22 octobre 2018, la CPS a tenu sa session inaugurale marquant le lancement officiel de ses activités judiciaires et de ses enquêtes.4

L’analyse des principaux défis à l’action de la CPS (II) nécessite de se pencher sur les particularités de cette juridiction (I).

I – LES PARTICULARITÉS DE LA COUR PÉNALE SPÉCIALE

Un mandat particulier

La Cour pénale spéciale est une juridiction spéciale au sein de la justice centrafricaine créée par la loi n°15.003 du 3 juin 2015 qui a pour mandat d’enquêter, instruire et juger les violations graves des droits humains et les violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de la République Centrafricaine depuis le 1er  janvier 2003, telles que définies par le Code pénal centrafricain et en vertu des obligations internationales contractées par la République Centrafricaine en matière de droit international, notamment le crime de génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre objets des enquêtes en cours et à venir.5

En ce qui concerne la compétence ratione materiae de la CPS, l’article 3 de la Loi organique renvoie pour la définition des violations graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire qu’elle énumère, aux dispositions des articles 152 à 162 du Code pénal Centrafricain qui eux-mêmes reprennent pour l’essentiel les crimes prévus par le Statut de Rome ratifié par la République centrafricaine (RCA) le 3 octobre 2001.6 Contrairement aux tribunaux Ad-hoc internationaux et aux tribunaux hybrides, la CPS a compétence pour instruire et juger les actes de coaction et de complicité qui relèvent de sa compétence et qui ont été commis sur le territoire des États étrangers avec lesquels la Centrafrique est liée par des Accords d’entraide.7

Pour ce qui est de sa compétence ratione temporis, la Loi organique donne compétence à la CPS de poursuivre tous les crimes rentrant dans sa compétence matérielle commis depuis le 1er janvier 2003, ce qui donne à cette Cour une compétence temporelle illimitée quant au futur. Cette compétence illimitée permet ainsi à cette juridiction, de poursuivre les violations graves qui continuent toujours à se commettre sur le territoire centrafricain, les groupes armés étant toujours opérationnels sur une bonne partie du territoire.8 La compétence temporelle illimitée est une particularité propre à la CPS que l’on ne retrouve pas au niveau des autres tribunaux hybrides qui, eux ont une compétence temporelle limitée dans le temps.

La compétence ratione loci de la CPS quant à elle, s’étend non seulement à des crimes commis sur l’ensemble du territoire de la RCA mais aussi à des actes de coaction et complicité commis sur le territoire des Etats limitrophes avec lesquels la RCA a signé des accords d’entraide judiciaire.9

Une compétence partagée

La loi portant création de la CPS a ceci de particulier qu’elle donne compétence concurrente et complémentaire à trois ordres de juridiction que sont la Cour pénale internationale (CPI), la Cour pénale spéciale et les tribunaux centrafricains de droit commun.10 Dans cette nomenclature judiciaire, la CPI a primauté en cas de conflit de compétence sur la CPS11 tandis que cette dernière a primauté sur les juridictions nationales de droit commun.12 L’action de la CPI demeure donc complémentaire celle de la Cour pénale spéciale et celle de cette dernière à celle des tribunaux de droit commun par le biais d’ententes en matière de coopération judiciaire.

Il y a lieu de noter ici que c’est la première fois qu’un tribunal hybride travaillera dans un pays où des enquêtes de la CPI ont été ouvertes, ce qui pourrait constituer une importante innovation surtout s’il y a une réelle coordination et coopération entre ces deux juridictions.

Le caractère national et hybride de la Cour13

Tirant les leçons des juridictions pénales internationales antérieures, la CPS a été conçu comme une juridiction nationale hybride ou juridiction nationale internationalisée :

Juridiction nationale car, son siège se situe sur le territoire centrafricain, ce qui représente un atout par rapport aux autres juridictions pénales internationales : proximité des victimes, accessibilité des sites des crimes, meilleure compréhension du contexte des faits, appropriation nationale des processus judiciaires, etc.

L’hybridité de la CPS réside dans le fait qu’elle est composée dans toute sa structure organisationnelle de magistrats nationaux et de magistrats internationaux. Cette hybridité se manifeste également, dans le caractère international et national des autres membres du personnel de la Cour. Au terme de sa mise en place, la CPS sera composée de 25 magistrats dont 13 nationaux et 12 internationaux. Malgré la majorité numérique des juges nationaux les chambres qui statueront en dernier ressort comprennent une majorité de juges internationaux. Le législateur Centrafricain a prévu une composante internationale à la Cour en vue d’apporter à celle-ci, l’expertise nécessaire dans un domaine judiciaire complexe et de soutenir les magistrats et autre personnel nationaux dans des enquêtes et poursuites difficiles et dangereuses.

Juridiction hybride également, du fait de son mode de financement, constitué par des contributions bilatérales et multilatérales en appoint aux crédits budgétaires internes ;

Juridiction hybride enfin, du fait de ses règles de fonctionnement, et en particulier de son Règlement de procédure et de preuve qui a été promulgué en juillet 2018. En effet, tout en demeurant fidèle à la nature romano-germanique du système judiciaire centrafricain (telles que définies par le Code Pénal Centrafricain), cet instrument juridique incorpore les exigences fondamentales de respect des droits humains et des standards internationaux en matière de procès équitable, aide légal, de protection des victimes et des témoins, etc.

Une juridiction à durée limitée

La CPS est une juridiction nationale internationalisée dont la durée d’existence a été limitée par le législateur à cinq ans, renouvelable en cas de besoin. Selon l’article 70 de la Loi organique, la décision de renouvellement doit intervenir au moins six mois avant la date d’expiration du mandat de la Cour et devra être prise à l’initiative du gouvernement de la République Centrafricaine, en concertation avec l’Organisation des Nations Unies.14

Particularité des modes de responsabilité pénale 

Dans la rédaction de la Loi organique portant création de la CPS, le législateur centrafricain reprend pour l’essentiel, les modes de responsabilité pénale retenus par le Statut de Rome.

Il s’agit de la responsabilité pénale individuelle qui peut être directe ou indirecte15, il s’agit ensuite, de la responsabilité conjointe16, il s’agit enfin, de la responsabilité des chefs militaires et autres supérieurs hiérarchiques.17

Toutefois, contrairement au Statut de Rome qui retient la responsabilité pénale individuelle des personnes physiques exclusivement,18 la Loi organique retient outre la responsabilité des personnes physiques, celle des personnes morales par combinaison de l’article 3 de la Loi organique et des articles 10 et 160 du Code Pénal centrafricain.19 Il s’agit ici d’une innovation par rapport aux tribunaux internationaux ad hoc et autres tribunaux hybrides.

Une structure judiciaire calquée sur les modèles des systèmes de droit civil

Selon la Loi organique, la CPS est composée d’une Chambre d’Instruction, d’une Chambre d’Accusation spéciale, d’une Chambre d’Assises et d’une Chambre d’Appel, ainsi que d’un Parquet spécial et d’un Greffe auquel est rattachée une unité de protection des victimes et témoins.20

Le Parquet spécial, dirigé par le Procureur spécial, a l’initiative des poursuites et examine, dans chaque cas, si la compétence de la Cour pénale spéciale peut être retenue ou si l’affaire relève des juridictions pénales de droit commun.21 Si le Parquet spécial a l’initiative des poursuites, il n’en a pas le monopole. En effet, parce que la procédure devant la CPS est calquée sur le modèle de procédure des systèmes romano-germaniques, les plaintes avec constitution de parties civiles pourraient être adressées directement à la Chambre de l’instruction, déclenchant ainsi l’action publique.

Au sein de la Cour, la Chambre d’Instruction est chargée de l’instruction préparatoire au premier degré et ce, sur réquisitoire introductif du Procureur Spécial ou plainte avec constitution de partie civile. La Chambre d’Accusation spéciale est le démembrement de la Cour pénale spéciale qui statue sur les appels élevés contre les ordonnances rendues par les Cabinets d’instruction. La Chambre d’Assises est la formation de jugement de premier degré de la Cour pénale spéciale chargée de trancher au fond les affaires. Enfin, la Chambre d’Appel est la formation de jugement de dernier ressort chargée de statuer sur les recours élevés contre les décisions de la Chambre d’Assises et de la Chambre d’Accusation spéciale.

Est rattachée à la Cour, une Unité spéciale de police judiciaire chargée de constater les infractions prévues à l’article 3 de la Loi organique, d’en rassembler les preuves et d’en rechercher les auteurs en vue de les présenter au Procureur spécial ou aux juges d’instruction.22

Est également rattaché à la Cour, un corps spécial d’avocats ayant pour mandat de de défendre l’intérêt des parties aux procès. Ce corps sera composé aussi bien d’avocats nationaux que d’avocats internationaux.23

II – DÉFIS DE LA CPS RELATIVEMENT À LA RÉPRESSION DES VIOLATIONS GRAVES DU DROIT INTERNATIONAL HUMANITAIRE

Les défis de la CPS sont nombreux. Certains sont liés à son financement et à la durée limitée de son mandat, d’autres sont relatifs à la question de la réparation en faveur des victimes, d’autres encore sont liés à son environnement, notamment son environnement juridique et son environnement contextuel.

Un financement incertain 

La CPS est principalement financée par une contribution volontaire d’un certain nombre de pays développés ou d’institutions internationales. La contribution de l’état centrafricain dans le budget de cette Cour, reste très marginale. Les fonds recueillis jusqu’à présent peuvent permettre à la Cour de fonctionner seulement pendant une période d’un an. Ce mode de financement, parce qu’il est incertain, rend la CPS vulnérable.

Une durée d’existence très limitée

La durée très limitée de la CPS est dans une certaine mesure incompatible avec la nature des enquêtes et des procès des violations graves du droit international humanitaire qui en règle générale prennent plus de temps qu’en ce qui concerne les crimes de droit commun. Ce mandat limité est un défi face à l’ampleur des crimes commis sur l’étendue du territoire de ce pays depuis 2003 et la longueur des enquêtes dans le domaine des crimes internationaux.

 3. Défis liés au cadre juridique applicable à la CPS

Certains de ces défis sont liés à la multiplicité des sources de droit applicable par la

CPS, d’autres à l’applicabilité des traités internationaux et du droit international coutumier par la CPS aux crimes commis avant l’entrée en vigueur du Code pénal de 2010.

Multiplicité des sources du droit applicable devant la CPS24

Contrairement aux tribunaux internationaux et tribunaux hybrides dont le droit applicable est contenu dans un document unique, le droit applicable devant la CPS est issu de sources diverses. En effet, aux termes de l’article 3 de la Loi organique, la Cour pénale spéciale peut se référer aux normes substantives et aux règles de procédure établies au niveau international, lorsque la législation en vigueur ne traite pas d’une question particulière, qu’il existe une incertitude concernant l’interprétation ou l’application d’une règle de droit centrafricain ou encore que se pose la question de la compatibilité de celui-ci avec les normes internationales.

Par conséquent, pour ce qui est de la procédure, une analyse des articles 425 paragraphe 2 et 526 de la Loi organique nous permet d’affirmer que les sources du droit applicable seront la Loi organique, le Règlement de procédure et de preuve, le Code de procédure pénale centrafricain, et le cas échéant, le droit international par application d’accords bilatéraux ou du droit coutumier international. Pour ce qui est du droit substantif, la CPS aura à appliquer non seulement le droit centrafricain, c’est-à-dire, la Loi organique elle-même et le Code pénal centrafricain, mais aussi, le droit international, le droit coutumier international et les principes généraux du droit.27

L’applicabilité des traités internationaux et du droit international coutumier par la CPS aux crimes commis avant l’entrée en vigueur du Code pénal de 2010.

La Cour pénale spéciale a été créée en 2015 pour enquêter, instruire et juger les violations graves des droits humains et les violations graves du droit international humanitaire sur le territoire de la République centrafricaine depuis le 1er janvier 2003. Cependant, des critiques relèvent que les crimes relevant de la compétence de la CPS – à savoir le génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre – n’ont été incorporés dans le code pénal de la République centrafricaine qu’en 2010, et les modes de responsabilité applicables n’ont été incorporés dans le droit interne de la RCA qu’en 2015. Par conséquent, comment la CPS peut-t-elle appliquer ces crimes et ces modes de responsabilité aux crimes commis avant 2010 et avant 2015, respectivement, sans violer le principe de nullum crimen sine lege.

En réponse à ces critiques il y a lieu de noter que le Statut de Rome a été ratifié par la RCA en 2001. L’article 69 de la Constitution en vigueur à cette époque dispose que : “Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie.” Cet article suggère que les traités régulièrement ratifiés sont directement incorporés dans le droit interne de la RCA et à cet égard ont force de loi. On ne peut donc invoquer dans le contexte centrafricain la violation du principe nullum crimen sine lege dans l’application de ces crimes relevant de la compétence de la CPS.

Par ailleurs, les magistrats de la CPS pourraient aussi se référer au droit international coutumier afin d’éviter de violer le principe de nullum crimen sine lege. En effet, la Loi organique prévoit en outre que la Cour pénale spéciale peut se référer aux « normes substantives établies au niveau international » – formulation qui inclurait le droit international coutumier établi – lorsque la législation en vigueur ne traite pas d’une question particulière, qu’il existe une incertitude concernant l’interprétation ou l’application d’une règle de droit centrafricain, ou encore que se pose une question de compatibilité de celui-ci avec les normes internationales.28

De plus, les articles 154 et 155 du Code pénal définissent successivement le crime de guerre comme étant les infractions graves aux conventions de Genève du 12 août 1949 à savoir, l’un quelconque des actes y mentionnés lorsqu’ils visent des personnes ou des biens protégés par les dispositions desdites conventions ou encore, les autres violations graves des lois et coutumes applicables aux conflits armés internationaux dans le cadre établi du droit international.29

Ces dispositions permettent à la Cour pénale spéciale de recourir à la fois aux traités internationaux ratifiés par la République centrafricaine comme le Statut de Rome de la CPI, aux principes établis du droit international coutumier et aux principes généraux de droit reconnus par l’ensemble des nations comme source des normes substantives internationales humanitaires applicables par la CPS pendant toute la période couverte par sa compétence ratione temporis. Elle permet également à la CPS de s’inspirer de la riche jurisprudence internationale dans la prise de ses décisions.

Défis liés à l’environnement contextuel30

Les défis liés à l’environnement contextuel sont de plusieurs ordres. Certains résultent de la multiplicité de conflits, d’autres de l’ampleur des crimes relevant de la compétence de la Cour; d’autres encore sont relatifs aux difficultés de faire des enquêtes dans un pays encore en conflit où les violences continuent à se commettre.

Défis liés à la multiplicité des conflits et à la multiplicité de groupes armés

 En mai 2017, le Haut-Commissariat des Droits de l’Homme de l’ONU a publié le Rapport du Projet Mapping dans lequel les auteurs avaient, en se concentrant uniquement sur les événements qui, s’ils étaient établis devant un tribunal compétent, constitueraient de graves violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire, documenté les différentes périodes de conflit et de répression entre 2003 et 2015 en RCA.31 Tout en reconnaissant le caractère préliminaire des qualifications juridiques retenues dans ce Rapport, l’examen des groupes d’incidents qui se sont produits pendant les vagues de violence dans ce pays et leur situation au regard du droit international humanitaire ont permis aux auteurs de ce Rapport de constater de façon préliminaire qu’il y a eu plusieurs conflits armés, opposant plus de quatorze groupes armés, sur le territoire de la République centrafricaine et dont les protagonistes changeaient au fil du temps.32 Au sein de ces groupes armés il y a eu de nombreuses fusions, des alliances et même des scissions. Ces facteurs seront des défis supplémentaires pour la CPS tant au niveau de la qualification des crimes et des conflits qu’au niveau de la détermination de la responsabilité de leurs auteurs.

Il y a lieu de se rappeler qu’en droit international humanitaire, il est possible que plusieurs conflits armés se déroulent simultanément sur le territoire d’un État. Lorsque les tribunaux cherchent à établir l’existence d’un conflit armé, ils doivent identifier les parties impliquées dans le conflit armé en question. Les auteurs du Rapport Mapping ont pu établir que plusieurs conflits armés se déroulaient souvent de façon concomitante sur le territoire de la République centrafricaine.33Certains de ces conflits ont opposé les forces gouvernementales, (bénéficiant parfois d’un appui de forces armées étrangères comme celles de la France et du Tchad) aux groupes rebelles nationaux ; d’autres ont opposé des groupes armés centrafricains entre eux ; d’autres encore ont opposé des forces armées étrangères aux groupes armés centrafricains ; d’autres enfin, ont opposé des acteurs totalement étrangers.34

Défis liés à l’ampleur des crimes

L’une des difficultés majeures à laquelle la CPS fait face, c’est l’ampleur ou le nombre d’incidents impliquant des violations graves du droit international des droits de l’homme et du droit international humanitaire survenus sur l’ensemble du territoire centrafricain depuis le 1er janvier 2003. A la suite d’une enquête menée en République Centrafricaine, les auteurs du Rapport mapping ont dénombré 620 incidents uniquement pour la période allant de janvier 2003 à décembre 2015.35 Il y lieu de noter que le nombre des incidents décrits dans le Rapport Mapping est indicatif et ne saurait en aucun cas être un compendium de toutes les violations commises en République Centrafricaine depuis janvier 2003. Les auteurs du Rapport Mapping soulignent eux-mêmes le caractère forcément incomplet qui ne peut retracer la complexité de chaque situation ou le vécu de toutes les victimes compte tenu du nombre de violations et des difficultés à accéder à de nombreuses zones où elles avaient été commises. Ils soulignent également, l’impossibilité qu’ils ont eu de confirmer certaines violations commises pendant la période indiquée ci-dessus en raison du déplacement des victimes et des témoins ou des multiples traumatismes qu’ils ont subis.36 Aux violations répertoriées dans le Rapport Mapping, il faut ajouter celles qui ont été commises depuis sa publication, le pays faisant toujours face à des vagues de violences. A ces défis, il faut ajouter des phénomènes sociaux auxquels la CPS pourra faire face notamment la sorcellerie comme acte de complicité des crimes sous-jacents ou encore des actes de cannibalisme ou de mutilation des cadavres pouvant être qualifiés comme des traitements cruels et inhumains et enfin du financement des actes de violence avec le produit de l’exploitation minière.

Compte tenu de ses moyens financiers limités, de son personnel réduit et de sa durée de vie très courte, il serait utopique de penser que la CPS pourra connaitre de toutes ces violations. Conscients de ce défi, les magistrats de la CPS ont développé une stratégie de poursuite pouvant emporter l’adhésion de la majorité de la population centrafricaine. Cette stratégie permettra d’identifiera des affaires, des infractions et les suspects spécifiques sur lesquels le Procureur spécial portera son attention.

Difficultés de faire des enquêtes dans un pays encore en conflit 

Un autre défi de taille auquel va se confronter la CPS relativement à la répression des violations graves des droits humains et du droit international humanitaire, est la difficulté de faire des enquêtes dans un pays encore en conflit où les violences continuent à se commettre et où le gouvernement exerce difficilement son autorité37 sur quatre préfectures dans un pays qui en compte seize, l’activité des groupes armés étant encore persistante dans les douze autres.

A cause du climat d’insécurité qui sévit dans le pays, il sera impossible aux organes d’enquête de la CPS de confirmer certaines violations commises à certains endroits du pays en raison du déplacement des victimes et des témoins ou de multiples traumatismes qu’ils ont subis, mais aussi la honte ou la peur qu’auront certaines victimes (comme des victimes de viols et autres violences sexuelles) de porter plainte ou les témoins de parler aux enquêteurs. De même, de nombreux auteurs de ces violations ont pu quitter le pays depuis la commission de leurs forfaits ou encore sont morts. Il sera également difficile voire impossible de faire des enquêtes dans les zones du territoire centrafricain contrôlées par des groupes armés hostiles aux enquêtes judiciaires. Enfin, certaines preuves documentaires, matérielles et même physiques ont pu être détruites soit par le temps et les intempéries, soit par des auteurs des violations eux-mêmes pour effacer des éléments de preuve qui les inculperaient.

Conclusion 

Nous pouvons affirmer à la suite de l’analyse ci-dessus qu’en créant la CPS, juridiction hybride indépendante avec compétence très élargie, le législateur a démontré sa ferme volonté de mettre fin au climat d’impunité qui a existé en RCA depuis son indépendance. Ce climat d’injustice justifie les attentes très élevées de la population centrafricaine à l’égard de cette juridiction. Toutefois, cette Cour qui est appelée à incarner la renaissance du système judiciaire et même de l’Etat centrafricain, fera face à de nombreux défis dans le cadre de la mission qui lui a été confiée par le législateur. Ces défis ne sont cependant pas de nature à entamer la détermination de l’ensemble des acteurs tant institutionnels qu’individuels, tant nationaux qu’internationaux qui soutiennent la CPS. Pour paraphraser Martin Luther King, la véritable grandeur d’une institution ne se mesure pas à des moments où elle est à son aise, mais lorsqu’elle traverse une période de défis.

 


Prière de citer cet article comme suit : Detchou, D.  «Les Particularités et les Défis de la Cour Pénale Spéciale de Centrafrique» (2018) 2 PKI Global Just J 36.

 

Dieudonne DetchouÀ propos de l’auteur :

Dieudonné Detchou est depuis octobre 2017, substitut international du Procureur Spécial international de la Cour Pénale Spéciale de la République Centrafricaine. Avant sa nomination à la CPS, Monsieur Detchou a exercé les fonctions de conseiller juridique aux services juridiques du ministère de la Défense nationale du Canada de 2016 à 2017 et les fonctions d’avocat à la Section des Crimes contre l’Humanité et Crimes de Guerre du Ministère de la Justice du Canada de 2007 à 2016. Par ailleurs de 2004 à 2007, il a travaillé comme gestionnaire de dossiers juridiques à la Section des Crimes contre l’Humanité et Crimes de Guerre du Ministère de la Justice du Canada jusqu’en 2007 et de 2001 à 2004 Agent principal de litiges au Secrétariat aux Litiges du Ministère de la Santé du Canada. S’agissant de sa formation académique, M. Detchou est titulaire d’un doctorat en droit international et comparé de l’Université Laval (Québec, Canada), d’un DESS en droit notarial et d’une Maitrise (LL.M.) en droit privé de l’Université de Rouen (France). Il est également titulaire d’une licence en « Common Law » (LL.L.) et d’une licence en droit civil (LL.L.) de l’Université d’Ottawa (Canada). Enfin, il possède une licence en droit privé de l’Université de Yaoundé (Cameroun). En 2008, M. Detchou a reçu le prix d’excellence du sous-ministre de la Justice du Canadien pour « service exemplaire et l’excellence professionnelle démontrés dans le cadre du premier procès sous la loi canadienne sur les crimes contre l’humanité et des crimes de guerre » et, en 2010, un prix du Portefeuille de la Sécurité Publique, de la Défense et de l’Immigration pour sa « contribution exceptionnelle dans la clôture des dossiers de la seconde guerre mondiale ».

 

References

1.   Ces définitions du nouveau Code pénal ne sont pas toujours en parfaite conformité avec les définitions acceptées de ces crimes en droit international. Voir : Haut-Commissariat des Droits de l’Homme de l’ONU, Rapport du projet Mapping documentant les violations graves du droit international des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises sur le territoire de la République centrafricaine de janvier 2003 à décembre 2015 ; New York, 31 mai 2017, p. 247.
2.   Article 162 du Code pénal centrafricain et article 3 alinéa 2 de la Loi organique. 
3.   Le Forum de Bangui de 2015 a fortement recommandé la mise en place d’une Juridiction spéciale chargée d’enquêter, de poursuivre et de juger les violations graves des droits humains, y compris le génocide, les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre commis sur le territoire centrafricain depuis le 1er Janvier 2003. 
4.   Pour toute information sur la CPS veuillez consulter son site au www.cps-rca.cf
5.   Art. 3 al. 1 de la Loi organique no. 15-003 du 3 juin 2015.
6.   Art. 3 al. 1 de la Loi organique. 
7.   Art. 3 al. 3 de la Loi organique. 
8.   Art. 3 al. 1 de la Loi organique. 
9.   Art. 4 de la Loi organique. 
10.   Art. 36 à 38 de la Loi organique. 
11.   Art. 37 de la Loi organique. Cette disposition qui peut paraitre contraire au principe de complémentarité tel que défini par le Statut de Rome s’explique notamment par le fait que chronologiquement la CPI avait lancé deux enquêtes concernant la RCA avant la création de la CPS. 
12.   Art. 3 et 36 de la Loi organique.
13.   Art. 21 à 27 de la Loi organique.
14.   Art. 70 de la Loi organique.
15.   Art. 54 de la Loi organique ; Art. 25 du Statut de Rome.
16.   Art. 55 de la Loi organique ; Art. 25.3 du Statut de Rome.
17.   Art. 57 de la Loi organique; Art. 28 du Statut de Rome.
18.   Art. 25 du Statut de Rome. 
19.   Aux termes de l’article 160 du Code pénal, Les personnes morales peuvent être déclarées pénalement responsables du crime de génocide, des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité, des crimes de terrorisme dans les conditions fixées par l’article 10 du même Code. 
20.   Relativement au présent paragraphe lire les articles 6 à 14 et 39 à 51 de la Loi organique. 
21.   Relativement au présent paragraphe lire les articles 6 à 19 de Loi organique. 
22.   Art. 6 à 19 et 28 à 33 de la Loi organique. 
23.   Art. 64 à 67 de la Loi organique. 
24.   Sur ce sujet lire: Jean-François Akandji-Kombé, La Cour Pénale Spéciale de la République centrafricaine: Quel projet de justice? 1ère édition, édition de l’IPAP, 1er décembre 2017, p. « 31 à 35 et 51 à 53. 
25.   Selon cet article, « A défaut d’accords bilatéraux, les règles de procédure en matière de coopération pénale internationale s’appliquent pour les enquêtes, l’instruction, le jugement et l’incarcération des auteurs identifiés des infractions de la compétence matérielle de la Cour Pénale Spéciale. » 
26.   Cet article énonce ce qui suit « Sous réserve des dispositions spécifiques contenues dans la présente loi et dans les règlements pris pour son application, les règles de procédure applicables devant la Cour Pénale Spéciale sont celles prévues par le Code de Procédure Pénale de la République Centrafricaine. » supprimer l’espace entre les deux notes de fin de doc. 
27.   La République centrafricaine a ratifié en 1984 les Conventions de Genève de 1949 et leurs protocoles additionnels de 1977. Ces traités fondamentaux du droit international humanitaire étaient applicables pendant la période couverte par la compétence temporelle de la CPS. Les conflits armés en République centrafricaine qui ont eu lieu entre Janvier 2003 et décembre 2015 étant des conflits armés non-internationaux, l’Article 3 commun aux Conventions de Genève de 1949 et le Protocole additionnel II aux Conventions de Genève (qui énoncent tous les deux les règles du droit humanitaire dans les conflits armés non-internationaux) étaient donc applicables (Voir : Haut-Commissariat des Droits de l’Homme de l’ONU, Rapport du projet Mapping documentant les violations graves du droit international des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises sur le territoire de la République centrafricaine de janvier 2003 à décembre 2015 ; New York, 31 mai 2017, p. 247). De même, le 3 octobre 2001, la République centrafricaine ratifie le Statut de Rome de la CPI qui réprime outre les crimes de génocide et les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre. Relativement à ces dernier crimes le Statut de Rome renvoie pour leur définition et énumération aux Conventions de Genève (Article 8.2(a) du Statut de Rome). 
28.   Article 3 al. 4 de la Loi organique.
29.   Article 3 al. 4 de la Loi organique.
30.   Il faut noter que les groupes militaro-politiques cités dans la deuxième partie de notre texte sont des groupes qui n’ont pas d’existence juridique et ont une structure organique très peu connue.
31.   Haut-Commissariat des Droits de l’Homme de l’ONU, Op. cit., note 23, p. 252. 
32.   Ibid. 
33.   Haut-Commissariat des Droits de l’Homme de l’ONU, Op. cit., note 23, p. 259. 
34.   Haut-Commissariat des Droits de l’Homme de l’ONU, Op. cit., note 23, p. 259 à 267. 
35.   Haut-Commissariat des Droits de l’Homme de l’ONU, Op. cit., note 2 », p. 14. 
36.   Ibid., p. 9.
37.   Jean-François Akandji-Kombé, Op.cit., note, 20, p. 42 et s.